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Droit réel de jouissance spéciale : les notaires devront privilégier les actes sur-mesure

Innovation du notariat, le droit réel de jouissance spéciale offre des opportunités pour améliorer la gouvernance des sociétés. Philippe Krummenacker, notaire à Metz, liste ses applications pratiques en droit des affaires.


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Qu’est-ce qu’un droit réel de jouissance spéciale ?

Philippe Krummenacker. Pour répondre à une fondation qui cédait un immeuble et voulait se réserver un étage pour y maintenir ses bureaux, un notaire a inséré une clause sur-mesure dans l’acte de vente. La fondation pouvait garder la jouissance dudit étage pendant toute la durée de son existence. Soixante-quinze ans plus tard, cette clause a fait l’objet d’un recours de l’acquéreur demandant l’expulsion du titulaire de ce droit de jouissance et une indemnité pour l’occupation sans droit ni titre. Au terme d’un marathon judiciaire, la clause a été validée par la Cour de cassation qui a consacré un nouveau droit réel (Cass. 3e civ. 8-9-2016 n° 14-26953, dit « Maison de poésie 2 »), le droit réel de jouissance spéciale (DRJS).

Le Conseil supérieur du notariat a organisé, le 18 janvier 2017, un colloque sur le thème des nouveaux droits réels au cœur de la pratique notariale (Communiqué de presse CSN 2-2-2017 : voir La Quotidienne du 10 février 2017). A noter que cette innovation est issue des travaux du dernier Congrès des notaires (voir La Quotidienne du 8 mars 2017).

Quelles applications pratiques voyez-vous en droit des affaires ?

PK. Elles se présentent dans le cadre de la transmission d’entreprises et constituent une alternative au démembrement de propriété des titres traditionnellement utilisé (donation en nue-propriété de titres sociaux).

Les objectifs du chef d’entreprise sont souvent de séparer le pouvoir de l’avoir et de transmettre la société à ses enfants en se réservant l’usufruit pour conserver soit un droit aux dividendes, même partiel, soit le pouvoir de décision, soit les deux. Dans ce dernier cas, la mise en place d’un usufruit et des statuts correctement rédigés permettent d’atteindre ce but. Dans les deux premières hypothèses, le dirigeant ne veut pas lâcher tout à fait l’entreprise à un repreneur, membre de sa famille ou tiers.

Le recours au DRJS permettra de sortir de la dichotomie usufruit / nue-propriété et ce au regard des diverses prérogatives attachées à la qualité d’associé.

Comme en matière de droits de vote, par exemple ?

PK. Effectivement, dans la solution classique, sauf convention contraire, le nu-propriétaire dispose des droits de vote à l’exception des décisions relatives à l’affectation des résultats (C. civ. art. 1844, al. 3 ; C. com. art. L225-110). Tous les droits de vote peuvent être attribués à l’usufruitier sous réserve que le nu-propriétaire soit convoqué aux assemblées générales et qu’il puisse s’y exprimer.

On pourrait envisager de conférer le droit de vote pour tout ou partie des décisions à un autre associé, voire à une personne extérieure à la société. L’avantage pour le donateur-usufruitier titulaire du DRJS serait de mieux contrôler certaines décisions du nu-propriétaire, tels la nomination des dirigeants, l’augmentation de capital, la modification des statuts, la cession d’un actif social ou l’agrément des cessions de titres.

L’attribution d’un DRJS ne contrevient-il pas au libre exercice, d’ordre public, du droit de vote par l’associé ?

PK. Un associé ne peut ni céder son droit de vote, ni délivrer un mandat général au profit d’un tiers. L’usufruitier pouvant disposer de tous les droits de vote, on peut considérer qu’il est titulaire d’un droit réel général. Pourquoi ne pourrait-on pas reconnaître ce même droit au titulaire d’un DRJS ? A priori, rien n’interdirait de transférer des droits de vote à un autre associé ou à un tiers. Il faudrait cependant poser une limite. Il est difficile de concevoir que le nu-propriétaire puisse être privé de tous ses droits de vote, y compris ceux touchant la substance même des titres qu’il détient. Idem en matière de démembrement de parts.

Un DRJS conférant à son titulaire un simple droit de veto sur certaines décisions serait-il possible ?

PK. En matière de pactes Dutreil, l’intérêt pratique est évident. En matière de donation de parts avec réserve d’usufruit, les droits de vote de l’usufruitier doivent être limités aux décisions relatives à l’affectation des résultats pour pouvoir bénéficier du régime fiscal de faveur.

On pourrait doubler cette donation avec une réserve de DRJS conférant un droit de veto sur certaines décisions pour rassurer certains cédants et faciliter ainsi les transmissions.

Quelle utilisation en matière de droits financiers ?

PK. Un chef d’entreprise pourrait ne pas donner l’usufruit des titres de sa société mais un DRJS donnant vocation à un tiers ou à un associé déterminé de toucher des dividendes. A travers le démembrement classique, c’est aujourd’hui difficile à envisager sauf à mettre en place des actions à dividendes prioritaires ou à dividendes multiples.

Par exemple, un dirigeant d’entreprise souhaite apporter un complément de revenus à un proche désargenté, sans appréhender le résultat et le transmettre à raison des incidences fiscales. Au lieu de créer des titres à dividendes prioritaires sans droit de vote faisant l’objet d’une cession en usufruit, il serait plus simple de le faire bénéficier d’un DRJS consistant en un droit de percevoir une somme fixe.

Par ailleurs, rien n’empêcherait a priori que le titulaire d’un DRJS puisse bénéficier de l’imputation des pertes, notamment dans le cas de sociétés civiles translucides, sachant que les pertes devant être supportées par les associés peuvent conventionnellement être transférées aux usufruitiers par un aménagement des statuts.

Lors de la constitution de la société, peut-on apporter un bien grevé d’un DRJS ? Comment ce droit réel pourrait-il se reporter sur les titres et être valorisé ?

PK. Quand on apporte des biens démembrés, le démembrement peut se reporter sur les titres du fait de la subrogation conventionnelle. Dans le prolongement, rien n’empêcherait que le DRJS puisse grever les titres attribués à l’apporteur. La seule limite à ce report serait la nature du DRJS. Il faudrait un droit réel qui puisse grever des parts sociales.

Illustration : monsieur X apporte à une société civile soumise à l’IR une villa grevée d’un DRJS consistant en un droit d’utilisation de cette villa du 1er juin au 30 juillet de chaque année par le frère de l’apporteur. Dans ce cas, on pourrait reporter ces droits sur les titres, dans la mesure où les biens sociaux peuvent être mis à disposition des associés dans ce type de société.

Lors de la dissolution de la société, quels pourraient être les droits du titulaire d’un DRJS sur le boni de liquidation ?

Devrait-on capitaliser la valeur de son droit et lui attribuer une part en pleine propriété ou pourrait-on reporter son droit sur les biens faisant l’objet du partage après la dissolution ? Ces questions restent ouvertes.

Le titulaire d’un DRJS a-t-il, ou non, la qualité d’associé ?

PK. La condition nécessaire et suffisante pour avoir la qualité d’associé est qu’un apport soit réalisé par le futur associé. L’apporteur d’un bien grevé d’un DRJS devrait être reconnu comme associé au contraire du titulaire dudit droit qui verrait son DRJS reporté sur les titres si la nature du DRJS le permet. Ensuite, quid de l’apport du seul DRJS à une société ? Imaginons une société de transport qui bénéficie d’un DRJS consistant à stationner des poids-lourds sur un parking du vendredi 20 heures au lundi 6 heures, le reste du temps étant réservé au stationnement d’employés de bureau. S’il peut être valorisé et cédé, rien n’empêcherait que le DRJS fasse l’objet d’un apport à une filiale et confère la qualité d’associé à l’apporteur.

En tout état de cause, le recours à ce nouveau droit réel en matière de sociétés ouvrira de nouvelles perspectives pour répondre à des situations atypiques.

D’autres pistes ?

PK. On pourrait aussi envisager :

- la constitution de plusieurs DRJS concurrents sur les mêmes titres ou pour certaines décisions ;

- un DRJS conjoint avec nomination d’un mandataire ;

- l’utilisation d’un DRJS comme alternative à la location gérance de fonds de commerce ou à la location de titres, en guise de période de fiançailles, avant l’acquisition d’une entreprise.

Pour conclure, le recours au DRJS nécessitera la rédaction de statuts et d’actes de plus en plus sur-mesure en droit des affaires. Les notaires devront sortir des « clausiers » et délaisser les formules toutes faites fournies par les prestataires de services. C’est un véritable enjeu pour le notariat. Il nous appartiendra d’être inventif pour que ce nouveau droit réel puisse prospérer.

Propos recueillis par Alexandra DESCHAMPS



Philippe Krummenacker est notaire à Metz, membre du conseil d’administration du réseau Notaires conseils d’entrepreneurs (NCE), de l’Institut notarial des entreprises et des sociétés (INES) et de l’Institut d’études juridiques (IEJ) du Conseil supérieur du notariat.

© Editions Francis Lefebvre - La Quotidienne

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