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Quel avenir pour la « justice prédictive »

La « justice prédictive » compte au nombre des outils censés libérer les avocats de certaines tâches. Fruit du développement de l’intelligence artificielle, elle a toute l’attention des start-up et des éditeurs juridiques. Mais qu’en pensent les principaux intéressés ? Rencontre avec un avocat pondéré sur le sujet, maître Bertrand Salmon, associé du cabinet Cornet Vincent Ségurel.


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La Quotidienne : Qu’est-ce que la justice prédictive ?

La « justice prédictive » désigne les instruments d’analyse (algorithmes) de la jurisprudence et des écritures des parties permettant d’anticiper le sens de décisions de justice à venir, sur la base d’un nombre important de litiges déjà tranchés. Autrement dit, c’est une sorte d’ « augure mécanisé » qui, sur un sujet donné, permet de connaître les conséquences chiffrées de décisions antérieures ou les arguments pertinents retenus par les juges. Grâce aux outils de justice prédictive, l’avocat peut, par exemple, obtenir des informations sur le montant de dommages-intérêts, pensions, indemnités alloués en matière de licenciement, de bail, de divorce ou de dommage corporel. L’avocat peut ainsi anticiper les risques de telle action et les chances de remporter telle procédure. Il peut connaître les arguments qu’il convient de mettre en avant dans tel ou tel contentieux…

La Quotidienne : On voit immédiatement le bénéfice pour les avocats !

Si, dans le principe, le travail de l’avocat semble simplifié grâce aux outils de justice prédictive, je m’interroge sur le véritable bénéfice qu’il est possible d’en tirer. Je m’explique. L’avocat a toujours fait ce travail de « prédiction », il a toujours synthétisé et analysé la jurisprudence à la recherche de précédents comparables à l’affaire dont il est saisi. Les éditeurs spécialisés l’aident dans cette tâche. La justice prédictive n’y changera rien, il faudra toujours faire un travail d’analyse… fût-ce via des algorithmes et sur la base des résultats fournis par l’outil. L’avocat disposera d’une synthèse des montants alloués dans des décisions de justice ou d’une synthèse des arguments pertinents retenus par les tribunaux, mais lorsqu’il préparera son dossier, il devra toujours, à un moment ou à un autre, s’approprier ces données. Contrairement à ce que l’on peut penser, il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton pour que le tour soit joué.

La Quotidienne : Pouvez-vous préciser ?

Aujourd’hui, lorsque la Cour de cassation rend un arrêt important, elle le signale. Les éditeurs spécialisés attirent l’attention de ses lecteurs sur ce point, de même lorsqu'ils publient un arrêt de moindre importance, ils le signalent. Bref, ils alertent et discriminent, ils établissent une hiérarchie. Dans une recherche prédictive, les arrêts importants se trouvent dilués dans la masse des décisions rendues par la Cour de cassation auxquelles s’ajoutent celles des cours d’appel et des tribunaux. L’outil prédictif donne des indications intéressantes mais ne dispense pas l’avocat d’analyser le résultat obtenu. Difficile en effet, si l’on souhaite faire un usage pertinent des informations fournies, de ne pas regarder les spécificités des précédents sélectionnés par la machine. A défaut, l’avocat de la partie adverse se chargera de faire observer que dans les 15 décisions présentées au juge aucune ne correspond réellement aux faits de l’espèce.

La Quotidienne : Il vous semble donc difficile de mécaniser la recherche de précédents ?

Pour l’heure oui ! Il existe déjà des outils très performants, sur le marché américain notamment. Mais justement, aux Etats-Unis, le système judiciaire de common law s’y prête davantage parce qu’il est fondé sur des précédents de jurisprudence.

Par ailleurs, en France, à la différence des Etats-Unis, il n’est pas possible, sauf en cas d’arbitrage, de choisir sa juridiction. Or, d’un ressort à l’autre, les juges rendent des décisions différentes, il faudrait donc que l’outil puisse prendre en compte la composition de la cour. De même qu’il faudrait, au sein d’une même juridiction, être en mesure de savoir dans quel sens tranche tel ou tel juge. J’ajoute que la carrière d’un magistrat le conduit dans différentes juridictions… il faudrait donc aussi que l’outil en tienne compte. Cela sera probablement possible un jour mais, en attendant, le temps d’exploitation des informations remontées par l’outil prend un temps certain et, en fin de compte, c’est l’exploitation de ces informations qui demeurera le cœur du débat. Or, le temps gagné d’un côté peut ensuite être compensé de l’autre en raison de la quantité de documents à exploiter.

La Quotidienne : Les magistrats ont eux-aussi accès à ces outils !

Aujourd’hui peut-être pas encore, mais demain ce sera le cas. Je pense même qu’à terme, disposant de la connaissance de la manière dont jugent leurs pairs dans d’autres ressorts, ils modifieront leur propre manière de juger. Certains aspirerons à être dans « la moyenne » quand d’autres cultiverons leur différence. Il ne faut pas oublier que le juge a toute compétence pour trancher les litiges qu’il a à connaître. Bien sûr, il est contrôlé par la cour d’appel, laquelle est contrôlée par la Cour de cassation. Donc, finalement la régulation est opérée par cette dernière et les vrais arrêts intéressants sont, et resteront, les siens.

La Quotidienne : Ce que vous dénoncez s’apparente au résultat d’une recherche mal paramétrée, ce qu’on appelle le « bruit » !     

C’est un peu cela. L’effet simple et immédiat de la justice prédictive est le suivant : j’appuie sur un bouton et, en peu de temps, l’outil me fournit une multitude d’arrêts. La vraie question est la suivante : que faire du résultat obtenu ? Bien évidemment, l’avocat est tenté de mettre en avant les arrêts qui l’arrangent et qui vont dans le sens de ce qu’il défend. S’il les livre bruts, la partie adverse va se charger de les éplucher et comme je le disais plus haut, elle attirera l’attention du juge sur l’inadéquation des arrêts avancés avec la situation de l’espèce.

J’ajoute une question : comment les magistrats vont-ils réagir devant l’augmentation de la jurisprudence fournie par les avocats dans leur conclusion ?  Passe encore lorsque l’avocat se prévaut d’arrêts de la Cour de cassation auxquels les juges sont attentifs. Mais quand vous avancerez des arrêts de cours d’appel et de tribunaux, le risque, qui existe d’ailleurs déjà, c’est que le magistrat peut parfaitement ne pas partager le point de vue du magistrat du ressort voisin et préférer se prononcer en toute indépendance. On lui fournit certes un éclairage d’une autre cour mais cela ne le lie en rien, il n’est pas obligé d’en tenir compte. Les magistrats sont loin d’être des robots !

Propos recueillis par Laurent MONTANT

Docteur en droit social et chargé d’enseignement à l’Université, Bertrand Salmon est associé au sein du cabinet Cornet Vincent Ségurel depuis 2007. Son domaine d’expertise s’exerce en conseil (individuels et collectifs, tel que PSE, PDV, accords collectifs) et en contentieux devant les conseils de prud’hommes (contestation de licenciement), les TASS (contentieux URSSAF et AT/MP, faute inexcusable) et les tribunaux correctionnels (responsabilité pénale de l’entreprise et/ou de son dirigeant).



© Editions Francis Lefebvre - La Quotidienne

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