L’ordonnance du 3 juin 2020 est venue retoucher l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 qui était, l’on s’en souvient, l’ordonnance prorogeant un grand nombre de délais pour agir. C’est la retouche apportée par l’article 2 de la nouvelle ordonnance à l’article 2 de l’ordonnance préexistante qui nous intéresse, en ce qu’elle concerne les opérations de dissolution-confusion avec transmission universelle de patrimoine (TUP), visées à l’article 1844-5, al. 3 du Code civil et les opérations de réduction du capital non motivées par des pertes des sociétés par actions et des SARL.
Pour ces opérations, une question se posait. Le législateur a prévu un droit d’opposition pour les créanciers, et tant la TUP que la réduction de capital ne peuvent produire leurs effets avant l’expiration de ce délai d’opposition. La "prorogation" de ce délai suspendait la prise d’effet de ces opérations, pouvait-on raisonnablement penser. La Direction des affaires civiles et du Sceau avait pris position contre cette solution en avril 2020, et sa position est consacrée par le nouveau texte, applicable rétroactivement.
Contenu de la réforme
Il est indiqué dans l’ordonnance n° 2020-666 :
"L'article 2 de [l’ordonnance n° 2020-306] est complété par un alinéa ainsi rédigé :
Lorsque les dispositions du présent article s'appliquent à un délai d'opposition ou de contestation, elles n'ont pas pour effet de reporter la date avant laquelle l'acte subordonné à l'expiration de ce délai ne peut être légalement accompli ou produire ses effets ou avant laquelle le paiement ne peut être libératoire.
Cette modification de l'article 2 a un caractère interprétatif".
L’article 2 de l’ordonnance n° 2020-306 dispose donc, après cette nouvelle modification :
"Tout acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement à peine de nullité, sanction, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, irrecevabilité, péremption, désistement d'office, application d'un régime particulier, non avenu ou déchéance d'un droit quelconque et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l'article 1er sera réputé avoir été fait à temps s'il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois.
Il en est de même de tout paiement prescrit par la loi ou le règlement en vue de l'acquisition ou de la conservation d'un droit.
Le présent article n'est pas applicable aux délais de réflexion, de rétractation ou de renonciation prévus par la loi ou le règlement, ni aux délais prévus pour le remboursement de sommes d'argent en cas d'exercice de ces droits.
Lorsque les dispositions du présent article s'appliquent à un délai d'opposition ou de contestation, elles n'ont pas pour effet de reporter la date avant laquelle l'acte subordonné à l'expiration de ce délai ne peut être légalement accompli ou produire ses effets ou avant laquelle le paiement ne peut être libératoire."
Portée de la réforme
La solution qui résulte du nouveau texte n’est en réalité pas si simple que cela.
Il aurait été plus simple de soustraire les opérations de TUP et de réduction de capital à la prorogation des délais. C’est une voie plus complexe qui a été retenue.
On comprend, du rapport au président de la République accompagnant la nouvelle ordonnance, que l’objectif de celle-ci est d’éviter la "paralysie de l’activité", en empêchant que les opérations de réduction de capital et les TUP soient bloquées jusqu’à l’expiration des délais d’opposition tels que prorogés par l’ordonnance n° 2020-306.
En conséquence, il est ordonné que ces opérations réalisent leurs effets dès l’expiration du délai "normal".
Exemple : un délai d’opposition à une TUP qui expirait le 30 avril 2020 a vu la TUP, à défaut d’opposition à cette date, réaliser ses effets sans retard.
Toutefois, les délais d’opposition des TUP et réductions de capital sont tout de même prorogés par l’ordonnance n° 2020-306. La nouvelle ordonnance le confirme d’ailleurs lorsqu’elle adopte la formule "Lorsque les dispositions du présent article s'appliquent à un délai d'opposition ou de contestation…".
Par conséquent, l’opposition peut encore être valablement exercée par les créanciers dans le "délai prorogé", soit jusqu’au 23 juin 2020 + le délai d’opposition.
Exemple : la TUP réalisée le 1er mai 2020 peut encore faire l’objet d’une opposition valable par les créanciers jusqu’au jeudi 23 juillet 2020 inclus.
Cela conduit au résultat curieux qui est que l’opposition pourra avoir deux effets en fonction de la période où elle est exercée :
- si elle est exercée dans le délai légal normal, elle bloque la TUP ou la réduction de capital jusqu’à l’intervention d’une décision de justice – règle habituelle que nous connaissons depuis longtemps ;
- si elle est exercée après l’expiration du délai légal normal MAIS dans le délai prorogé, elle n’empêche pas l’opération de TUP ou de réduction de capital de produire ses effets, mais l’opposition est tout de même valablement exercée – règle nouvelle issue des ordonnances n° 2020-306 et n° 2020-666 (ce n’est pas une règle nouvelle pour les rédacteurs de l’ordonnance publiée ce matin, comme on le verra).
Se pose la question des effets de l’opposition lorsque l’opération produit ses effets mais que l’opposition a été exercée par un créancier dans le délai prorogé.
Les textes du droit des sociétés ne prévoient pas cette hypothèse, et il est étonnant que les ordonnances viennent créer un régime hybride sans préciser finalement comment ce régime s’applique.
On comprend qu’une transmission universelle de patrimoine (TUP) peut se réaliser, alors que les créanciers de la société dissoute peuvent encore s’opposer à celle-ci. Cela signifie que l’associé unique sera destinataire des oppositions (c’était d’ailleurs la solution retenue par la DACS en avril).
Simplement, l’ordonnance ne dit pas comment les droits des créanciers doivent être réservés dans cette hypothèse.
Entrée en vigueur
Il est indiqué que cette modification de l’article 2 "a un caractère interprétatif".
Cela signifie que "l’interprétation" donnée par l’ordonnance n° 2020-666 prend effet à la date du texte interprété, et donc qu’elle a un effet rétroactif. En clair, c’est comme si l’interprétation donnée par l’ordonnance du 3 juin 2020 avait existé dès la publication de l’ordonnance du 25 mars 2020.
Une question qui pourrait d’ailleurs se poser est celle du caractère valablement rétroactif de l’ordonnance n° 2020-666. Les tribunaux refusent parfois de donner à la loi rétroactive son effet, en retenant le défaut de motif impérieux justifiant cette rétroactivité (v. ainsi la position de la Cour de cassation : Cass. com., 14 déc. 2004, n° 01-10.780, Bull. IV, n° 227 ; Cass. 3e civ., 11 avril 2019, n° 18-16.121, P+B+R+I). On peut toutefois penser que la nécessité de ne pas paralyser les opérations de TUP et réductions de capital justifie la rétroactivité, même si cela conduit à des situations compliquées pour appliquer le texte.
Conséquence de la rétroactivité : les opérations de TUP et de réduction de capital qui ont vu le délai d’opposition normal expirer pendant la période juridiquement protégée peuvent produire ou ont déjà produit leurs effets.
Exemple : la TUP qui a donné lieu à un délai d’opposition des créanciers expirant "normalement" le 30 avril 2020 à minuit, à défaut d’opposition formée dans ce délai, a été réalisée au 1er mai 2020, et a vu la société dissoute disparaître à cette date et transmettre dans le même temps son patrimoine à son associé unique.
Cela pourra avoir pour effet que des sociétés dissoutes ont disparu déjà depuis quelques semaines, alors qu’on croyait qu’elles étaient encore vivantes…
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