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Le droit à la preuve justifie la communication des éléments nécessaires à établir la discrimination

La protection du droit à la preuve d'une discrimination syndicale justifie la communication de pièces indispensables à son établissement, quand bien même cette mesure porterait atteinte à la vie personnelle d'autres salariés, dès lors qu'elle apparaît proportionnée au but poursuivi.

Cass. soc. 1-6-2023 n° 22-13.238 F-B, Sté Renault Trucks c/ U


Par Yves DUFOUR
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©Gettyimages

L'article 145 du Code de procédure civile (CPC) prévoit que tout intéressé peut, en cas de motif légitime, demander, sur requête ou en référé, que soient ordonnées les mesures d'instruction nécessaires à conserver ou à établir, avant tout procès, la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige.

L’exercice du droit à la preuve peut-il porter atteinte à la protection de la vie personnelle des salariés ? Comment déterminer les éléments pouvant faire l’objet d’une communication par l’employeur nécessaire à l’établissement d’une discrimination syndicale ? Ce sont les questions auxquelles la chambre sociale de la Cour de cassation a répondu dans un arrêt du 1er juin 2023.

A noter :

L'établissement de la preuve en matière de discrimination répond à un dispositif spécifiquement aménagé en faveur du salarié. Ce dernier présente des éléments de fait laissant supposer l'existence d'une discrimination directe ou indirecte. À charge pour l'employeur de prouver, au vu de ces éléments, que sa décision est justifiée par des éléments objectifs (C. trav. art. L 1134-1).

Une discrimination syndicale invoquée par de nombreux élus de l’entreprise

L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 1er juin 2023 concernait 31 élus exerçant des mandats de représentants du personnel au sein de la même entreprise. Estimant faire l’objet d’une discrimination en raison de leur activité syndicale, ils avaient saisi le 29 janvier 2018 le juge des référés afin d’obtenir la communication d’un large panel d’informations concernant de nombreux autres salariés placés dans une situation comparable.

Une demande de communication portant sur un très grand nombre d’informations…

Fondée sur l’article 145 du CPC, leur demande de communication portait sur les noms, prénoms, sexe, date de naissance, âge et date d'entrée de chacune des personnes embauchées sur le même site qu'eux, la même année ou dans les deux années précédentes et suivantes, dans la même catégorie professionnelle, au même niveau ou à un niveau très proche de qualification/classification et de coefficient ainsi que tous les éléments de rémunération, de diplômes, de formation en lien avec l'évolution de carrière.

A noter :

Il a déjà été jugé, en matière de discrimination, que la procédure prévue par l'article 145 du CPC ne peut pas être écartée au motif de l'existence d'un mécanisme probatoire spécifique résultant des dispositions de l'article L 1134-1 du Code du travail (Cass. soc. 22-9-2021 n° 19-26.144 F-B).

… susceptibles de porter atteinte à la vie privée…

En appel, les juges du fond avaient fait droit à la demande, en ordonnant à l’employeur la communication de l’ensemble des éléments visés. Ce dernier contestait cette mesure en faisant valoir, notamment, que la communication des données personnelles de salariés visés par une mesure d'instruction prévue par l'article 145 du CPC doit être indispensable à l'exercice du droit à la preuve de la discrimination alléguée et proportionnée au but poursuivi.

Or, selon lui, les bulletins de paie des salariés visés par la communication comportaient des données personnelles qui, n'ayant aucun rapport avec l'objet du litige, n'étaient pas indispensables. Il s’agissait, notamment, de l'adresse postale, du numéro de sécurité sociale, du taux d'imposition, du contenu détaillé des absences, des éventuels congés pour événements familiaux et de la domiciliation bancaire.

A noter :

La Cour de cassation s’est plusieurs fois prononcée sur la faculté pour le juge du fond, comme des référés, d’accéder à la demande du salarié visant la communication de documents permettant une comparaison avec certains collègues (Cass. soc. 19-12-2012 n° 10-20.526 FS-PB ; 12-6-2013 n° 11-14.458 FP-PB ; 16-12-2020 n° 19-17.637 F-PB) et encore très récemment sur le fondement de l’article 145 du CPC dans le cadre d’une inégalité de rémunération entre une femme et ses collègues masculins (Cass. soc. 8-3-2023 n° 21-12.492 FS-B).

… mais justifiée car indispensable au droit à la preuve et proportionnée au but poursuivi

Dans la présente affaire, la chambre sociale approuve la cour d’appel et rejette le pourvoi. Elle rappelle d’abord qu’au regard du RGPD le droit à la protection des données à caractère personnel n'est pas un droit absolu et doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société et être mis en balance avec d'autres droits fondamentaux, conformément au principe de proportionnalité.

Elle précise ensuite, sur le fondement de l’article 145 du CPC, qu’il appartient au juge, si les éléments dont la communication est demandée sont de nature à porter atteinte à la vie personnelle d'autres salariés, de vérifier quelles mesures sont indispensables à l'exercice du droit à la preuve et proportionnées au but poursuivi, au besoin en cantonnant le périmètre de la production de pièces sollicitée.

La Haute Juridiction relève que les juges du fond ont constaté que les 31 salariés concernés, ayant tous des mandats d'élus ou des mandats syndicaux, ont tous connu une évolution de carrière très lente, leur coefficient et leur salaire n'ayant pratiquement pas progressé et qu’ils se trouvaient tout juste dans la moyenne des salaires des salariés classés dans la même catégorie.

Elle souligne, également, qu’il ressort des constatations des juges du fond que les salariés n'avaient pu obtenir les éléments de comparaison demandés à leur employeur en dépit de l'intervention du syndicat auprès de la direction et des réunions qui s'en sont suivies, de la saisine du Défenseur des droits et de celle de l'inspecteur du travail ainsi que d'une mise en demeure.

La Cour de cassation valide ainsi le raisonnement de la cour d’appel ayant retenu que seul l'employeur détenait les éléments demandés et que ceux-ci étaient nécessaires aux salariés pour faire valoir leurs droits, de sorte qu'il convenait d'apprécier si tous les éléments de preuve demandés étaient indispensables et si l'atteinte ainsi portée à la protection de la vie personnelle des autres salariés visés par la comparaison était proportionnée au but poursuivi.

La chambre sociale souligne qu’en procédant à cette recherche, la cour d’appel a pu retenir que, pour effectuer une comparaison utile, les salariés devaient disposer d'informations précises sur leurs collègues dont la situation était comparable et que la communication des noms et prénoms était indispensable et proportionnée au but poursuivi, c’est-à-dire à la protection du droit à la preuve d’une discrimination et que la communication des bulletins de paie avec les indications y figurant était indispensable et les atteintes à la vie personnelle proportionnées au but poursuivi.

Documents et liens associés

Cass. soc. 1-6-2023 n° 22-13.238 F-B, Sté Renault Trucks c/ U

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