Cass. soc. 10-9-2025 n° 24-12.595 FS-B, Sté Les Armateurs c/ M.
Le salarié jouit, dans l'entreprise et hors de celle-ci, de sa liberté d'expression (Cass. soc. 14-12-1999 n° 97-41.995 PB ; Cass. soc. 22-6-2004 n° 02-42.446 F-P), sous réserve de respecter ses obligations de discrétion et de loyauté. L’employeur ne peut apporter à cette liberté que des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché.
Cette liberté d'expression du salarié constitue, en effet, un droit fondamental, protégé tant par la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 que par l'article 10 de la convention européenne des droits de l’Homme et par l'article L 1121-1 du Code du travail. Toutefois, le salarié ne doit pas en abuser, sachant que l’abus de ce droit est traditionnellement caractérisé par l'usage de propos injurieux, diffamatoires ou excessifs (Cass. soc. 2-5-2001 n° 98-45.532 FS-P ; Cass. soc. 27-3-2013 n° 11-19.734 FS-PB). Dès lors, le licenciement motivé, même en partie, par l'exercice non abusif par le salarié de sa liberté d'expression est nul (Cass. soc. 16-2-2022 n° 19-17.871 FS-B ; Cass. soc. 29-6-2022 n° 20-16.060 FS-B).
Dans l’affaire examinée par la Cour de cassation, la question centrale était la suivante : qui peut réellement se prévaloir de la liberté d’expression du salarié ? Ce droit est-il strictement réservé au salarié lui-même ou peut-il s’étendre à un tiers mandaté pour parler en son nom, comme un avocat ? En d’autres termes, une lettre rédigée par un avocat pour le compte du salarié peut-elle être considérée comme une expression personnelle de ce dernier, et donc entrer dans le champ de sa liberté d’expression ?
La lettre d’un avocat refusant, au nom du salarié, une rupture conventionnelle
Dans cette affaire, une directrice du développement au sein d’une société de production d’animation se voit proposer une rupture conventionnelle. Elle refuse la proposition par le biais d’une lettre de son avocat, lettre qui dénonce les conditions dans lesquelles ont eu lieu les entretiens préalables à la proposition de la rupture conventionnelle et évoque des propos qualifiés de « brutaux » par la salariée.
Peu de temps après, à l’issue d’un entretien préalable, la salariée est licenciée par son employeur, qui lui reproche son insuffisance professionnelle.
Pour elle, il ne fait aucun doute que la véritable raison de son éviction réside dans la lettre rédigée par son avocat : c’est en répliquant, par l’intermédiaire de son conseil, aux propositions de l’employeur et en formulant des griefs contre la direction qu’elle aurait suscité le courroux de la société. Elle dénonce un licenciement qui, selon elle, porterait atteinte à sa liberté d’expression, l’entreprise lui reprochant d’avoir osé s’exprimer – fût-ce par la voix de son avocat.
A noter :
En se plaçant sur le terrain de la violation de sa liberté d’expression, la salariée pouvait espérer obtenir l’application de la sanction prévue par l’article L 1235-3-1 du Code du travail, soit une indemnité d’au moins 6 mois de salaire. Une sanction souvent plus avantageuse que celle résultant de l’application du barème d’indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse prévu par l’article L 1235-3 du même Code.
La société, pour sa part, rejette cette analyse. Elle affirme que la lettre de licenciement vise uniquement une insuffisance professionnelle et non de prétendus propos litigieux. L’employeur argue également que la liberté d’expression de la salariée ne saurait être invoquée en lien avec la lettre rédigée par son avocat.
La cour d’appel donne toutefois raison à la salariée. Elle juge que les éléments apportés par la salariée et la chronologie des faits laissent supposer que le licenciement a été prononcé en raison du courrier adressé par son conseil, au mépris de sa liberté d’expression. Aussi, faute pour l’employeur de démontrer que le licenciement était motivé par des éléments étrangers à cette liberté, elle décide donc que le licenciement est nul comme portant atteinte à sa liberté fondamentale.
A noter :
Sans approfondir la question du détenteur de la liberté d’expression, la cour d’appel applique un régime de preuve partagée avec une présomption d’atteinte à cette liberté fondamentale. Ce régime, inspiré de celui en vigueur en matière de discrimination ou de harcèlement, permet à l’employeur de renverser la présomption en apportant la preuve d’éléments étrangers à toute atteinte à la liberté d’expression. À notre connaissance, ce régime probatoire n’a jamais été mobilisé dans ce domaine. Cette approche est donc surprenante.
La liberté d’expression suppose une expression directe du salarié
La Cour de cassation censure ce raisonnement.
Elle relève ainsi que le seul fait que l'avocat de la salariée, dans le cadre d'une proposition de rupture conventionnelle, adresse...
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