Rappel des faits
Le 5 octobre 2012, une société cède une de ses filiales non cotée (une société de distribution) à une société sœur. Cette opération de transfert de titres au sein du groupe est effectuée en documentant le prix de cession de 920 M€ via recours aux travaux d’un expert, une banque.
L’administration fiscale, après revue des comptes de la société cédante, a considéré que ce prix de cession ne reflétait pas la valeur vénale de la société cédée estimée par elle à 1 282 M€.
Le grief principal de l’administration fiscale portait sur le taux d’actualisation retenu pour estimer la valeur vénale de la société cédée via une approche DCF et plus précisément, parmi les différents paramètres de calcul du taux d’actualisation, sur la prime de risque de marché.
Pour rappel, les flux de trésorerie sont actualisés à partir d’un taux d’actualisation qui reflète les exigences de rendement des investisseurs et qui tient notamment compte du taux sans risque, de la prime de risque de marché et du coefficient Beta qui mesure le risque spécifique d'une activité/d'une industrie.
La société cédante retenait en effet une prime de risque de marché estimée en vision prospective, à la date d’évaluation, de 8,56 %, alors que, selon l’administration fiscale, cette prime aurait dû être de 6 %, en cohérence avec une méthode historique d’estimation de la prime de risque de marché plus adaptée à un « investissement de long terme ».
Cette correction apportée par l’administration fiscale conduisait à réduire significativement le taux d’actualisation.
Mais le rapporteur public de la CAA de Paris va à l’encontre de la position de l’administration fiscale et démontre dans ses conclusions, étayées par des références pertinentes à la théorie financière, que l’utilisation d’une méthode historique n’est en aucun cas justifiée.
Les arrêts clarifient la notion de taux d’actualisation utilisée pour estimer une valeur vénale dans le cadre d’une cession…
La méthode historique est-elle adaptée à l’estimation du taux d’actualisation ?
Arnaud Leroux : En premier lieu, l’estimation d’une prime de risque de marché sur la base d’une analyse historique des rendements passés n’est pas recommandée pour l’estimation de la valeur vénale, car elle ne permet pas de capter les exigences de rendement effectives des investisseurs à la date d’évaluation :
qui peuvent être différentes des rendements réalisés par le passé ;
qui sont par ailleurs indépendantes des contextes, stratégies et horizons d’investissement d’un investisseur donné, dans la mesure où la définition même de la valeur vénale ou valeur de marché suppose de considérer l’ensemble des acquéreurs potentiels, indépendamment de leur stratégie particulière.
Pour rappel, ainsi que l’a déjà défini le Conseil d’État : « La valeur vénale d’actions non cotées en bourse doit être appréciée compte tenu de tous les éléments dont l’ensemble permet d’obtenir un chiffre aussi voisin que possible de celui qu’aurait entraîné le jeu normal de l’offre et de la demande » (CE 17-4-1967 n° 68412).
Au-delà de l’horizon d’investissement, le caractère monopolistique d’une société ne saurait en aucun cas être traduit dans un calcul de taux d’actualisation via la prise en compte d’une approche historique de la prime de risque de marché, mais à travers une appréciation du coefficient Beta (ce que n’a pas fait l’administration fiscale au cas particulier).
Comme le souligne le rapporteur public, les ouvrages de référence d’analyse et d’évaluation financières (notamment le Vernimmen en France) ne recommandent pas l’usage d’une approche historique de la prime de risque de marché, et ce en raison des arguments listés ci-avant.
On notera également qu’un taux d’actualisation ne s’appréhende jamais seul, mais en conjonction avec un plan d’affaires dans le cadre d’une approche DCF. Or les projections de marchés qui sous-tendent les plans d’affaires sont prospectives par définition et reflètent des attentes de performance des investisseurs à la date d’évaluation. Il est donc cohérent de mettre en regard un plan d’affaires prévisionnel (qui ne s’appuie pas sur une approche historique) avec un taux d’actualisation prospectif.
Quelle approche les praticiens retiennent-ils pour déterminer la prime de risque de marché ?
Arnaud Leroux : Au vu de ces éléments, il est donc assez logique que les praticiens de l’évaluation aient majoritairement recours à une estimation prospective de la prime de risque de marché lorsqu’ils estiment des taux d’actualisation. Le rapporteur public reprend à ce titre l’argument de la société cédante, lui-même issu d’un article de Xavier Paper de janvier 2017, qui indique qu’environ 90 % des évaluations recensées avaient eu recours à l’approche prévisionnelle (La lettre de Xavier Paper n° 102, janvier 2017, « Évaluation : faut-il utiliser une prime de risque de marché historique ou prospective ? »).
A noter :
Si la méthode historique peut néanmoins être retenue dans certaines analyses, il convient alors de l’appliquer de manière cohérente à l’ensemble du calcul du taux d’actualisation et non pas uniquement à un seul paramètre pris individuellement. Ainsi, une prime de risque de marché estimée sur la base de l’approche historique devra être mise en regard d’un taux sans risque également appréhendé en vision historique, contrairement à ce qui a été fait par l’administration fiscale et critiqué par le rapporteur public.
… et réaffirment la possible utilisation de la méthode d’évaluation dite « des DCF »
Quels sont les autres apports de cet arrêt ?
Arnaud Leroux : Cet arrêt de la CAA de Paris offre, via les conclusions du rapporteur public, une synthèse pertinente et étayée des arguments conceptuels et pratiques allant à l’encontre de l’utilisation de taux d’actualisation s’appuyant sur des primes de risque de marché calculées sur la base d’une approche historique.
Dans l’éventualité où la décision de la CAA de Paris viendrait à être confirmée par le Conseil d’État (l’administration fiscale ayant formé un pourvoi, enregistré sous le n° 503953), cet arrêt et les arguments qui le sous-tendent permettraient ainsi de trancher durablement un point de débat qui existe sur les modalités de détermination du taux d’actualisation, et notamment de la prime de risque de marché, dans le cadre d’une évaluation réalisée pour des transferts intragroupe.
Au-delà de ce point, en lui-même substantiel, cet arrêt réaffirme également la pertinence et l’acceptabilité de la méthode par l’actualisation des flux de trésorerie, retenue dans ce cas comme approche principale.
Nous rappellerons ici que, de même, la théorie financière et les pratiques de place recommandent d’avoir recours aux approches de marché pour corroborer les résultats de l’analyse DCF lors d’une estimation de valeur vénale.
Des précisions utiles également pour la mise en œuvre des tests de dépréciation
D’un point de vue plus général, ces précisions sont également utilisables dans le cadre des tests de dépréciation.
Ainsi, la valeur actuelle des titres non cotés utilisée dans le cadre d’un test de dépréciation est estimée :
comptablement, à leur valeur probable de négociation (PCG art. 221-6), qui peut notamment être déterminée par l’usage d’une méthode d’évaluation actuarielle, incluant les DCF ;
fiscalement, cette valeur est déterminée en fonction de tous les éléments permettant d'obtenir un chiffre aussi voisin que possible de celui qu'aurait entraîné, à la clôture de l'exercice, le jeu normal de l'offre et de la demande (CGI ann. III art. 38 septies ; BOI-BIC-PVMV-30-20-20 n° 120 et 160 à 170) et qui peut donc être obtenue, notamment par une méthode d’évaluation actuarielle : la capitalisation des bénéfices de l'entreprise (CE 14-11-2003 n° 229446), la valeur de rendement des titres (CE 26-5-1982 n° 29053) ou les perspectives de la société (CAA Paris 10-7-1990 n° 89-2243).
Concernant les actifs (par exemple, une marque) et groupes d’actifs (par exemple, une société dans la mesure où c’est à ce niveau que les activités sont gérées et suivies ; voir Mémento Comptable n° 27730) :
d’un point de vue comptable, un actif ou groupe d’actifs est déprécié si sa valeur nette comptable est devenue supérieure à la plus élevée de sa valeur vénale ou de sa valeur d'usage (PCG art 214-5 et 214-6). En conséquence, lors d’un test de dépréciation, les entreprises sont amenées à estimer la valeur vénale de leurs actifs ;
fiscalement, le Conseil d'État a posé le principe que la déductibilité d'une dépréciation est subordonnée à la condition qu'elle ait été constatée dans les écritures conformément aux prescriptions comptables (CE 22-11-2022 n° 454766). L’entreprise doit donc être en mesure d'établir la valeur actuelle en documentant à la fois la valeur d'usage et la valeur vénale des actifs dépréciés.
Le Recueil des normes comptables de l’ANC (sous PCG art. 214-6) indique qu’en l’absence de prix figurant dans un accord de vente irrévocable et de marché actif pour l’actif considéré, la valeur vénale est estimée à partir de la meilleure information disponible. En pratique, les évaluateurs retiennent les flux de trésorerie actualisés avec des taux de marché (par exemple, pour estimer une marque, les redevances potentielles sont actualisées).
L'ESSENTIEL :
La cour administrative d’appel de Paris a rendu le 3 mars 2025 deux arrêts conjoints qui viennent clarifier la notion de taux d’actualisation acceptable dans le cadre de la détermination d’une valeur vénale estimée pour une cession intragroupe (CAA Paris 5-3-2025 nos 23PA03081 et 23PA03079).
Au-delà des éléments apportés sur la notion de taux d’actualisation, ces arrêts viennent également réaffirmer l’acceptabilité des méthodes d’évaluation par actualisation des flux de trésorerie (méthode DCF) dans le cadre d’évaluations réalisées lors de transferts intragroupe.
Des précisions utiles pour la mise en œuvre des tests de dépréciation.